Lors du 50e congrès du DLR, Marc Halevy, physicien et philosophe, a donné une conférence pour partager son analyse sur les transformations que nous vivons. Nous partageons ici notre analyse de ses propos. Derrière le désordre apparent, existe-t-il une logique dans la transformation du monde qui nous entoure ? Il semble que les turbulences masquent une logique…
En effet, nous faisons face à des défis que l’on peut résumer sous la forme de 5 ruptures.
1 – Une rupture écologique : de l’abondance à la pénurie
Les modèles économiques en place datent pour l’essentiel de la révolution industrielle des 18e et 19e siècles. Associées à de nouvelles règles d’hygiène, elles ont permis une croissance démographique exponentielle. Rappelons que l’économie capitaliste est la rencontre entre une offre et une demande. Plus il y a de besoins plus il y a de demande. Plus il y a de ressources, plus il y a d’offres possibles.
Or, des études récentes montrent que la capacité de ressources renouvelables ne permet de faire vivre que 1,5 à 2 milliards d’individus, quand les prévisions annoncent une population de 9 milliards d’individus en 2050… Certes, il y a encore des ressources non renouvelables qui permettent de répondre à la demande, mais pour un temps forcément limité.
Comment les ressources non renouvelables se raréfient ? A grande vitesse car, selon les principes de la thermodynamique, pour transformer des matières premières, il faut détruire beaucoup plus qu’on ne produit (car le rendement est toujours inférieur à 1). Et nous allons des ressources les plus facilement accessibles aux ressources les plus difficilement accessibles, ce qui consomme et consommera de plus en plus de ressources.
Nous devons donc faire face à un problème qui n’est pas l’épuisement des ressources mais leur inaccessibilité grandissante.
- Nombre d’économistes parlent de relancer la croissance. Plus la croissance implique une relance de la demande, de la consommation. Pour répondre à cette demande, il faut utiliser plus de ressources, ce qui accélère obligatoirement la pénurie des ressources. Il faut donc se libérer de l’hyperconsommation face à la pénurie des ressources. Et rentrer dans une logique économique de la frugalité, moins mais mieux. Faire des économies et augmenter la qualité en tout. C’est une véritable source de progrès. Travailler moins mais mieux intéresse tout le monde. Pour y parvenir, il nous faut plus de virtuosité pour nous concentrer sur ce qui produit de la valeur.
2 – La rupture numérique : l’avènement de l’immatériel
La révolution numérique n’est pas neutre sur la configuration cérébrale des hommes et des femmes. La grille de lecture du monde a changé. Les technologies dépassent largement nos capacités humaines, ce qui nous contraint à développer des méthodologies, des modes d’emploi adaptés à chaque application.
Le numérique est accompagné par un taux élevé de déculturation : en France, il y a 21% d’illettrés. Et il s’accompagne du triomphe de l’audiovisuel, donc du cerveau passif, de réception de messages sans interprétation, sans esprit critique.
- Le numérique, quelque soit sa forme, doit resté au service des hommes. Ce qui implique d’avoir le goût de réfléchir et de penser. L’éducation doit donc s’adapter pour accompagner cette transition tout en développant l’esprit critique.
3 – La rupture des modèles hiérarchiques vers des modèles complexes
Rappelons que 98% des entreprises du monde sont des entreprises de moins de 500 personnes.
La complexité se définit par le nombre d’acteurs et l’intensité des interactions entre les acteurs. La complexité est devenue exponentielle (technologies, fonctionnalités, processus, normes…). Elle amplifie la pression sur les entreprises, ce qui les invite à être plus agiles, plus flexibles… mais les modèles organisationnels actuels sont-ils adaptés ? Le modèle pyramidal est lent et lourd. Face aux défis des générations qui arrivent, il est inefficace.
Il faut donc augmenter la complexité de nos modes de management, pour manager de façon réticulaire, c’est-à-dire en réseau.
- Les managers doivent adapter leurs approches et migrer vers des fonctionnements réticulés, en réseau. La société évolue vers une organisation sous forme de communautés de vie : ce sera la base de la société de demain, ce ne sera plus la famille (70% des mariages se terminent en divorce dans les 5 ans). Il s’agit de se regrouper par communautés affectives. Les entreprises sont des communautés de vie et leurs rôles sociétales est prépondérant.
4 – La rupture des usages : de l’économie de masse à celle de l’immatériel et de la valeur
Les idéologies que nous véhiculons datent des 18e et 19e siècles. Les révolutions industrielles (France, Grande Bretagne) ont généré de violents rejets. Sauf aux Etats-Unis, nouveau monde qui bâtissait une société nouvelle. Et le modèle qui est né s’est progressivement propagé par le biais des colonies et du commerce.
Les modèles qui en résultent reposent sur deux fondamentaux : il faut être gros pour réussir, et pour devenir gros il faut vendre beaucoup, donc produire en masse et diminuer les prix de revient. Pour y parvenir, il faut standardiser (fordisme, taylorisme) et jouer sur les économies d’échelle : économie de la croissance en taille, de la puissance de la production. Ce qui conduit à investir, avec des capitaux qui demandent à être rémunérés (le capitalisme).
Mais pour continuer à baisser les prix de revient, quand tout a déjà été optimisé, cela aboutit à lésiner sur la qualité. Et les générations d’aujourd’hui ne veulent plus de non-qualité.
Le bon sens paysan disait autrefois : « Je n’ai pas les moyens de me payer des produits bon marché ». La non-qualité implique toujours des coûts globaux plus élevés que la qualité.
Les temps changent et le prix bas n’est plus le seul argument d’achat. Les acheteurs, consommateurs et professionnels, demandent désormais de la valeur d’usage, que « j’en ai pour mon argent ». Pour cela, il faut injecter des ressources immatérielles : de l’intelligence, du talent.
Sur les patrimoines immatériels, il n’y a pas d’effet d’échelle. Ce qui nous conduit vers une bascule : un modèle où le facteur taille de l’entreprise n’a plus d’importance.
- Pour sortir de la tyrannie des prix bas, il faut se concentrer sur l’augmentation de la valeur d’usage. Chaque entreprise doit devenir virtuose, c’est-à-dire réussir avec aisance à faire des choses difficiles (ce qui habite notre mémoire, ce sont les choses difficiles que nous avons accomplies). Tout ne doit pas être facile. Car « facile » n’a pas de valeur, pas d’intérêt, et tout le monde peut le faire, ce qui n’est pas différenciant (et renforce la pression sur le prix). Nous recommandons aux entreprises de chercher, chez elles, ce qui est difficile à faire, à apprendre : aller voir vos collaborateurs et analyser ce qu’ils font et qui est difficile. Il y a là un gisement de différences et de marges.
5 – La rupture du sens : pas comment, mais pourquoi
L’éducation est ce qui permet de réussir dans la vie, donc d’avoir de l’espoir d’un mieux-être au fil du temps. Mais les générations d’aujourd’hui ne veulent pas réussir dans la vie mais réussir leur vie.
- Face à l’obsession de l’avoir et du paraître, il faut aller vers plus de spiritualité (l’être et le devenir) : donner du sens et de la valeur à ce qu’on fait, ce qu’on vit. Les entreprises sont des lieux de sens. Elles doivent donner de la valeur au travail qui y est fait. Il ne s’agit plus d’expliquer comment faire, mais pourquoi faire, donner une raison de faire qui fait sens.
Les ruptures sont les signaux d’une bifurcation
Nous vivons donc une bifurcation, un changement radical de logique socio-économique. L’histoire nous enseigne qu’il y a eu régulièrement des bifurcations ou chevauchements de deux cycles paradigmatiques. Rappelons qu’un paradigme est un ensemble de principes fondamentaux sur lesquels se construit toute une société.
Un paradigme nait, croit et finit par disparaître, comme le cycle de vie d’un produit. Et quand un paradigme décroit, un autre croit, et le point de croisement est une bifurcation.
A ce point de rencontre, il y a des résistances, car l’ancien paradigme a généré des espaces de pouvoir qui vont refuser plus ou moins la rupture, donc de crise. Une crise est toujours le heurt frontal de deux logiques antagonistes.
Selon les historiens, les grands cycles ont une longueur constante de 550 ans en moyenne, et c’est vrai dans toutes les civilisations et cela se passe en même temps de partout dans le monde. Le point de bifurcation est en fait une zone de plusieurs années. La zone de bifurcation s’étend sur une période de 150 ans environ.
Le point de départ du déclin du paradigme actuel s’est produit vers la 1ère guerre mondiale, avec notamment l’avènement de la femme sur le marché du travail. Si l’on ajoute environ 150 ans de plus, la fin de la zone de bifurcation se situe autour de 2070. La bifurcation, nous la vivons en plein probablement depuis les années 1970 (crises pétrolières, avènement de l’informatique, modifications de société…).
Les consommateurs changent de mode de vie progressivement et ne vont plus acheter en masse. C’est un phénomène sociétale qui impacte toute l’économie.
La reprise, c’est pour bientôt ? Qui le dit, les institutions de pouvoir de l’ancien modèle, celui qui résiste à l’évolution et à sa remise en cause…
« On ne résout jamais un problème avec les outils qui les ont créés. » Albert Einstein
Clairement en phase avec le sujet.
J’ajouterais que les leaders d’aujourd’hui devraient relever le nez du guidon (dans lequel le monitoring du quotidien les enferme) et se réapproprier 2 points essentiels à mes yeux :
– le plaisir d’avoir une vision d’avenir et de la porter. N’est ce pas ainsi que nos anciens ont posé les bases du modèle actuel ?
– l’ambition d’emporter ses collborateurs vers de nouveaux horizons, donc de travailler à coeur la dimension humaine, qui si elle n’est pas la plus simple, est celle qui a la capacité à se transcender et construire un avenir plein de promesses.