Face à l’accélération des rythmes de travail, à la montée des exigences, à la course à la croissance, certains aspirent aujourd’hui à ralentir.
Qu’est-ce que le slow business ?
« On est foutu, on pense trop », écrit Serge Marquis, le plus drôle des gourous de la simplicité volontaire. Il parle avec beaucoup d’humour du déclic qui l’a conduit à faire le ménage dans son bureau. « Armé de grands sacs-poubelles noirs, je me suis attaqué à la première pile. Avant de jeter le premier magazine, j’ai lu le titre et ouvert une page : “Tiens, comme c’est intéressant !” Et plutôt que de jeter le magazine, je l’ai posé de côté. Puis j’ai ouvert le second magazine : “Tiens, comme c’est intéressant !” et je l’ai reposé sur le premier, etc. Au bout d’une heure, le sac-poubelle était vide et j’avais reconstitué une autre pile à côté de la première ! » Il lui a fallu admettre que pour faire le vide, il était indispensable de renoncer : renoncer à tout lire, ce qui demanderait des mois et des années (alors qu’entre-temps d’autres livres, d’autres magazines, tout aussi intéressants et utiles seraient parus…). Il fallait donc admettre qu’il est tout simplement impossible d’accomplir tout ce que l’on rêve d’entreprendre.
La simplicité volontaire dont se réclame S. Marquis est un mouvement en faveur d’un nouvel art de vivre fondé sur la réduction volontaire de sa consommation. Ce mouvement comporte plusieurs variantes qui sont autant de déclinaisons de l’esprit « slow » : slow food, slow city, slow education, slow sciences, slow health, etc. Le « slow business » (appelé aussi « slow management ») est l’une des déclinaisons de ce mouvement.
Comme c’est souvent le cas pour la naissance d’un mouvement, elle est racontée par ses partisans à partir de principes généraux accompagnés de quelques belles histoires édifiantes. Dans Slow Business, Pierre Moniz-Barreto met en scène quelques pionniers innovateurs de génie dont Yvon Chouinard, cet entrepreneur canadien qui aurait fait prospérer sa société d’équipement sportif tout en passant le plus clair de son temps à pratiquer l’alpinisme et la randonnée. Jason Fried, encore un adepte du slow management, dirige son entreprise en ne travaillant que 25 heures par semaine ! Leur secret ? Une gestion du temps fondée sur l’économie de moyen. Il ne s’agit pas d’aller plus vite ou d’être plus performant mais d’adopter des règles simples. La première est celle du « temps juste ». Le tempo giusto consiste à ajuster son temps à son but réel et un niveau d’exigence donné. Qu’il s’agisse de préparer son cours pour un enseignant, de ranger son bureau, de répondre à ses mails, de concevoir une campagne marketing, de nettoyer sa voiture, de faire la cuisine, le temps que l’on y consacre est extraordinairement élastique. Or, le temps passé sur une activité ne garantit pas nécessairement un meilleur résultat. Les recettes de cuisine les plus simples sont parfois les meilleures. Appliqué à la lecture, le tempo giusto n’est pas de la lecture rapide ni de la lecture lente et attentive. Un bon lecteur est celui qui sait adapter sa vitesse de lecture à son objectif : survoler une documentation pour chercher une information sans s’y perdre, retenir des informations principales en se concentrant sur les points clés, et parfois prendre son temps pour savourer une lecture divertissante.
L’autre règle de méthode relève du « minimalisme », l’une des variantes de la démarche slow. À l’échelle individuelle, elle consiste à se simplifier la vie en se débarrassant de toute une série de tâches dont on peut finalement se passer. Leo Babauta est l’un des adeptes de cette méthode. Ce père de six enfants (à vrai dire, on peut trouver mieux pour se simplifier la vie) a mis au point une méthode de gestion du temps qui passe par la réduction drastique de ses projets. Sa recette est simple et radicale : se concentrer uniquement sur l’essentiel en éliminant tout le reste. Partant du principe que moins, c’est mieux, il cherche d’abord à évaluer le temps que doit lui prendre chacune de ses activités (manger, lire, ranger, compulser ses mails, entreprendre une tâche, consulter Internet…). L’idée est de ne jamais agir sans savoir où l’on va. Se fixer des limites, c’est avant tout accorder à chaque activité un temps et un objectif précis. Cette démarche engage à refuser des activités tentantes mais non nécessaires, comme elle enseigne à dire non (aux autres et à soi).
Ralentir : vers une slow economy ?
Appliqué aux organisations, le slow management version minimaliste consiste à faire la chasse aux projets chronophages. Quel que soit le projet, il « prend toujours plus de temps, coûte plus cher et rapporte moins que prévu », nous explique ce dirigeant d’une entreprise industrielle qui fabrique des pièces pour avion et pour qui le risque de « l’usine à gaz » guette toujours les plus beaux projets (encadré ci-dessous).
Démarche personnelle – mieux gérer son temps – ou collective – à l’échelle d’une organisation –, le slow management peut aussi se concevoir à une tout autre échelle : globale. Tel que l’objectif affiché par les tenants de l’économie sociale et solidaire et ses multiples ramifications (mouvement slow, convivialisme, économie de partage, décroissance), qui y voient le levier pour passer à une autre économie, plus soucieuse de l’humain. Tous défendent l’idée qu’il est temps de mettre fin à une course effrénée à la croissance et à la vitesse, pour promouvoir une économie plus durable, plus sociale, plus écologique, plus humaine.
C’est dans cette optique que s’inscrit l’équipe de professeurs de management réunie par Claudio Vitari, qui a dirigé l’ouvrage Slow management. Entreprendre la transition. Ces chercheurs s’appuient sur un modèle existant : celui des fermes agroécologiques, un secteur en plein essor qui se présente comme une alternative au système agroalimentaire dominant. Fondées sur la production bio et des circuits de distribution courts (les amap), ces fermes renvoient à une logique économique qui n’est pas guidée uniquement par des critères marchands, mais aussi par ceux du lien social : solidarité, fidélité, proximité des consommateurs et des producteurs. Le modèle est en plein essor et se présente comme une alternative.
Mais ce système peut-il s’appliquer à d’autres secteurs économiques : le bâtiment, la banque, l’habillement, la santé, le tourisme ? C. Vitari y croit, à condition toutefois de changer les règles du jeu de l’économie. Cela conduirait par exemple à forger de nouveaux critères de gestion comptable des entreprises, de nouveaux indices de croissance, d’accepter de partager le travail et repenser les équilibres entre le coût du travail, le temps de travail, les prix, le droit, etc.
Est-ce que cela marche vraiment ? Dans Slow management, plusieurs exemples de réussite sont mis en avant comme celui d’Alter Conso (une coopérative de distribution de produits agricoles installée dans la région lyonnaise) ou Semco, une entreprise née à São Paulo qui fabrique des équipements pour les collectivités. Mais force est d’admettre qu’on manque de recul pour mesurer les avantages et les limites d’un secteur très diversifié. À ce jour, le slow management se présente toujours sous un visage avantageux : celui de l’énoncé des principes (aussi généreux que généraux) et de quelques exemples publicitaires rédigés par les promoteurs du système (ce qui n’incite pas à la lucidité et à l’esprit critique). Mais le bilan réel des expériences se fait attendre. À la question de savoir si le travail des agriculteurs bio est vraiment simplifié, C. Vitari répond avec le sens de la mesure : « C’est un secteur très diversifié. Il y a des gens qui travaillent 70 heures par semaine, d’autres pour qui la limitation à 35 ou 40 heures est un choix de vie. Dans ce cas, le client doit accepter de payer plus cher pour garantir à son producteur de bonnes conditions de travail. »
Achille Weinberg
La théorie des usines à gazNombre d’entreprises et d’administrations fonctionnent aujourd’hui selon la logique de projet. Projets de développement, projets de création ou rénovation de sites, projets marketing, projets de colloques, projets pédagogiques, tout tourne au projet. Le début d’un projet est toujours stimulant et grisant. À mi-chemin, il se transforme en pensum, plus lourd et encombrant que prévu. À l’arrivée (quand il y en a une…), les résultats sont rarement à la hauteur des espoirs initiaux. La raison de tout cela ? Selon Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, l’une des illusions courantes des porteurs de projets est de pécher par excès d‘optimisme et de sous-estimer les obstacles8. La fausse appréciation des coûts d’un projet n’est pas une question d’amateurisme : l’État, les collectivités locales, les grandes entreprises cumulent des dizaines d’années d’expérience et sont entourés d’armées de professionnels en gestion de projets, mais rien n’y fait : une loi d’airain des organisations veut que tout projet finisse toujours par coûter plus cher et par prendre plus de temps que prévu. Technique pré-mortemPour éviter cette gabegie, D. Kahneman suggère avant de se lancer dans un projet de le passer au crible par la « technique pré-mortem » : au lieu de se griser de promesses, il faudrait réunir les responsables et les faire imaginer toutes les raisons qui pourraient faire échouer le projet : un principe de saine gestion avant de se lancer dans tout nouveau chantier. Si l’on en croit D. Kahneman, il faut donc y réfléchir à deux fois avant de se lancer. Il suffit de citer en exemple tous ces « salons » et colloques, chronophages, qui nous donnent plus le sentiment d’exister davantage qu’ils n’amènent de relations et de clientèles ; la course à l’innovation improductive (les applications téléphoniques sont devenues si nombreuses que leur téléchargement a chuté) ; les partenariats gagnant/gagnant qui mobilisent des équipes et embarquent dans d’interminables réunions pour finir par mourir de leur belle mort. |
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