Commencez par comprendre en quoi les habitudes ont changé. Il s’écoulera un certain temps avant que nous ne mesurions pleinement l’impact de la pandémie du Covid-19. L’histoire de ce type de choc nous enseigne cependant deux choses.
Premièrement, certaines entreprises parviennent à en tirer parti, que ce choc soit une récession ou un sérieux repli économique. Au cours des quatre dernières crises, 14% d’entre elles ont accéléré la croissance de leur chiffre d’affaires tout en augmentant leur marge d’exploitation.
Deuxièmement, les crises n’engendrent pas seulement des changements temporaires (en termes notamment de demande à court terme) : certains sont plus pérennes. Ainsi les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ont provoqué un déclin temporaire des voyages aériens, mais ont entraîné un changement durable de l’opinion envers le compromis vie privée/sécurité, lequel a abouti à des niveaux de contrôle et de surveillance définitivement relevés. De même, on attribue à l’épidémie de SRAS en Chine, en 2003, l’accélération du passage à l’e-commerce, ouvrant la voie à Alibaba et autres géants numériques.
Dans cet article, nous allons voir comment toute entreprise peut réévaluer ses opportunités de croissance selon la « nouvelle normalité », reconfigurer son business model pour mieux les saisir et réallouer efficacement ses capitaux.
Réévaluez vos opportunités de croissance
La pandémie de Covid-19 a provoqué une rupture profonde des modes de consommation à l’échelle mondiale en nous forçant (et en nous autorisant) à désapprendre nos vieilles habitudes pour en adopter de nouvelles. Une étude a montré qu’il faut en moyenne 66 jours pour prendre une nouvelle habitude – 21 au minimum. Au moment où nous publions cet article, le confinement a déjà duré suffisamment longtemps dans de nombreux pays pour transformer significativement les pratiques sur lesquelles reposent l’équation de l’offre et de la demande.
Pour sortir plus fortes de la crise, les entreprises doivent chercher à comprendre le moindre changement comportemental. Pour beaucoup d’entre elles, cela implique de nouveaux processus de détection et d’évaluation de ces changements – avant bien sûr qu’ils ne sautent aux yeux. La première étape consiste à cartographier les ramifications potentielles de chaque tendance comportementale en identifiant avec précision quels produits ou opportunités risquent d’en pâtir – ou d’en bénéficier (voir l’encadré ci-dessous). Dans le cas présent, la pandémie a obligé les gens à rester davantage chez eux, ce qui a boosté l’aménagement de l’espace dédié au télétravail – et donc accru la demande de divers produits (peinture pour sols et murs, imprimantes…). Faute d’attention aux nouvelles habitudes et à leurs conséquences indirectes, on risque de manquer ces signaux et de passer à côté d’une opportunité de restructurer le marché.
Comment identifier ses opportunités de croissance
Étape 1 : Des changements en cascade
A partir d’un changement majeur de comportement, explorez et identifiez dans le détail les produits et services spécifiques susceptibles de se développer ou, au contraire, de perdre de la vitesse avec la pandémie.
L’étape suivante consiste à classer les tendances selon une matrice simple de deux fois deux cases (voir l’encadré « Etape 2 : identifiez le type et la temporalité des nouvelles tendances »), selon leur temporalité (court terme/long terme) et leur date d’apparition (avant la crise/avec la crise). La matrice fait ainsi apparaître quatre catégories : les « boosts » (écarts temporaires par rapport aux tendances existantes), les « déplacements » (nouvelles tendances temporaires), les « catalyseurs » (accélération des tendances existantes) et les « innovations » (tendances nouvelles et durables). Reprenons notre exemple de l’accroissement du temps passé à la maison, et son impact majeur sur le commerce de détail. La question est la suivante : le délaissement des boutiques physiques au profit du commerce en ligne sera-t-il passager, ou s’agit-il d’une évolution structurelle qui se répercutera sur d’autres secteurs, comme par exemple l’immobilier commercial ?
A notre sens, le shopping s’inscrit dans la case « catalyseur ». La pandémie n’a pas créé cette tendance : elle amplifie et accélère une mutation déjà en cours – la montée en puissance de l’e-commerce date d’avant le confinement. Ce changement est structurel plutôt que temporaire, car l’échelle et la durée de ce changement forcé, associées à la performance globalement positive du secteur, donnent à penser que, pour de nombreuses catégories de produits, le consommateur n’aura aucune raison de revenir en arrière. Par conséquent, les détaillants doivent adapter leur stratégie à cette nouvelle normalité. Avant le confinement, beaucoup avaient réagi au défi numérique en redéfinissant la raison d’être de leurs points de vente physiques, en faisant du déplacement en magasin non plus une corvée mais une expérience sociale attrayante.
Ce cadre de réflexion permet de mettre en lumière les tendances à suivre et celles à structurer de façon plus agressive. Une entreprise ne peut, et ne doit pas, courir après chaque opportunité. Pour vous faire une idée des options les plus intéressantes à suivre, demandez-vous pour chaque nouvelle tendance si elle est provisoire ou permanente. Beaucoup des comportements observés en réaction au Covid-19 étaient mus par la peur de la contagion ou par le respect des directives officielles, et ont donc été plutôt temporaires. D’autres, en revanche, parce qu’ils se sont avérés réellement pratiques ou économiques, ont plus de chances de perdurer.
L’analyse des opportunités de croissance nécessite bien plus qu’un simple classement par catégories de ce que vous savez déjà. Il vous faut remettre en cause votre point de vue en considérant vos données d’un oeil neuf et attentif. Pour cela, vous allez devoir rechercher activement les anomalies et autres surprises.
Étape 2 : identifiez le type et la temporalité des nouvelles tendances
Classez les évolutions comportementales par catégorie : court terme/long terme, apparues avant la pandémie/avec la pandémie. Les loisirs, par exemple, font apparaître des opportunités dans chacune des quatre cases de la matrice.
Plongez-vous dans les données. Les anomalies émergent de données à la fois granulaires (qui révèlent donc des détails que cachent les données agrégées) et de haute fréquence (ce qui permet aux schémas nouveaux d’être identifiés rapidement). Dans le cas des changements induits par la pandémie, les sources d’informations les plus détaillées descendaient jusqu’à la circulation piétonne et aux paiements par carte bancaire. Une étude a montré que la baisse de fréquentation des cinémas aux Etats-Unis a commencé avant que ces derniers ne ferment pour raisons sanitaires. Ceci, combiné au déclin déjà constaté du nombre de spectateurs, suggère que le changement vient du consommateur, et risque donc de perdurer en l’absence d’innovation. A l’inverse, la fréquentation des événements sportifs n’a chuté que lorsque les matchs ont été officiellement annulés, ce qui laisse supposer une chance supérieure de rebond.
Multipliez les points de vue. Pour découvrir ce qu’on ignore encore, on utilise dans l’armée la technique dite de « l’oeil de l’ennemi » : le chef militaire cherche à identifier ce sur quoi l’ennemi portera son attention et adapte sa perspective pour repérer les éventuels angles morts et points de vue alternatifs. Les entreprises frondeuses peuvent appliquer cette même technique avec leurs concurrents : lesquels s’en sortent ? Sur quel segment de marché se concentrent-ils ? Quels produits ou services lancent-ils ? Idem pour les consommateurs : lesquels font preuve d’un comportement nouveau ? Lesquels restent fidèles ? Quels sont les besoins induits par la crise, à quoi les clients sont-ils sensibles ? De même pour les pays : quels schémas de consommation émergent en Chine où la pandémie a de l’avance sur les pays occidentaux ? Dans votre entreprise, interrogez- vous : quelles nouvelles méthodes de travail adoptent les leaders du marché ? A quels nouveaux besoins les salariés doivent-ils répondre ? Quelles initiatives déjà menées pourraient être développées et adoptées plus largement ?
Une fois que vous avez pleinement conscience de vos opportunités, vous pouvez passer à l’étape suivante : structurer votre business model afin de les saisir.
Reconfigurez votre business model
Votre nouveau business model doit être articulé selon l’évolution de l’offre et de la demande dans votre secteur. Ainsi, un grand nombre d’entreprises industrielles vont être profondément impactées par les chocs structurels et probablement pérennes causés par la pandémie sur la mondialisation. Des marchés importants, les Etats-Unis par exemple, renforcent leurs barrières commerciales : beaucoup d’industriels vont donc devoir relocaliser certaines étapes clés de leurs chaînes logistiques – R&D, assemblage, etc.
Pour déterminer quel business model saura répondre à la nouvelle normalité, les questions à vous poser sont simples : Comment allez-vous créer et apporter de la valeur ? Qui seront vos partenaires ? Qui seront vos clients ? A titre d’exemple, voyons comment le commerce de détail devrait s’ajuster à l’essor du commerce en ligne.
Pouvez-vous transférer en ligne votre proposition de valeur ? Traditionnellement, la valeur d’un commerçant vient de la qualité du service qu’il offre en magasin. Prenons le cas de Lin Qingxuan. Cette société chinoise de cosmétiques a subi un effondrement de 90% de ses ventes en boutique au début de la pandémie, certains magasins ayant dû fermer et les autres souffrant de la désertion des piétons dans les rues. L’entreprise a réagi en développant une stratégie visant à engager ses clients dans une expérience non plus physique, mais numérique : elle a fait de ses conseillers de vente des influenceurs en ligne. Le succès de cette démarche l’a incitée à augmenter ses investissements dans les canaux numériques. Grâce à cette adaptation et à d’autres changements similaires, les ventes en ligne de Lin Qingxuan ont plus que compensé les ventes en boutiques physiques – notamment à Wuhan, durement touchée par la crise.
Avec quelles plateformes travailler ? Le passage à l’e-commerce induit par la pandémie a augmenté la dépendance des consommateurs et des entreprises vis-à-vis des grosses plateformes telles que Google, Amazon et Apple en Occident, Alibaba et Tencent en Asie, ainsi qu’un groupe nouveau de concurrents agressifs – Meituan (Chine), Yandex (Russie) ou Grab (Singapour). A l’avenir, l’espace compétitif d’une entreprise sera de plus en plus déterminé par la plateforme avec laquelle elle travaille. Pour se distinguer, les acteurs du marché vont devoir apprendre à travailler avec ce type de plateforme pour innover et imaginer la valeur qu’ils peuvent proposer. Par exemple, pendant qu’elle convertissait ses vendeurs en influenceurs, Lin Qingxuan a étroitement collaboré avec Alibaba. Votre choix devra être guidé par la capacité de votre partenaire à vous aider à développer les capacités et les ressources numériques stratégiques dont vous aurez besoin pour nourrir votre valeur online.
Pouvez-vous toucher de nouveaux consommateurs ? Le passage à l’e-commerce donne aux entreprises de niche l’opportunité de développer leur clientèle, à l’étranger ou dans des zones géographiques proches encore mal desservies. Voyons le cas de VIPKid, une licorne chinoise qui met en lien des professeurs vivant dans des pays anglophones avec de jeunes Chinois qui souhaitent apprendre l’anglais. L’enseignement en ligne prenant le pas sur le présentiel, l’entreprise a vu l’opportunité de se développer et de renforcer ses liens d’une part avec ses étudiants chinois, et d’autre part avec ses professeurs installés aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Dans d’autres secteurs, les entreprises de niche peuvent espérer se développer en ligne sur des segments déjà occupés par de grandes entreprises numériques en profitant de la défiance du public envers les Gafam, exacerbée par la crise. La plateforme de distribution Bookshop.org, par exemple, rassemble des librairies indépendantes inquiètes d’être exploitées ou ignorées par Amazon. My Local Token joue également sur ce souhait de contourner les Gafam en proposant une crypto-monnaie qui permet aux boutiques locales d’abaisser leurs coûts de transaction et de fidéliser leurs clients, apportant un souffle nouveau aux petites entreprises. On qualifie d’Alt-Tech ces nouvelles venues qui se construisent en opposition aux Big Tech (Gafam) et à leurs énormes réseaux.
Pour la grande majorité des entreprises, répondre à l’évolution de la demande implique une transformation numérique – et pas des moindres. Satya Nadella, le P-DG de Microsoft, confiait fin avril avoir « vu en deux mois l’équivalent de deux années de transformation numérique » chez ses clients professionnels – des investissements dont les résultats perdureront bien après la crise. Partout, les salariés se sont habitués à travailler à distance, à se réunir en visioconférence. Beaucoup de ces habitudes subsisteront.
Combinés, ces facteurs expliquent pourquoi, dans une étude menée auprès des P-DG du Fortune 500, 63% d’entre eux ont déclaré que la crise du Covid-19 accélérait leurs investissements technologiques en dépit des pressions financières. Seuls 6% évoquaient un ralentissement. Cependant, pour qu’une entreprise se démarque face à ces opportunités nouvelles, ses investissements doivent aider non pas à accroître l’utilisation globale des technologies numériques, mais plutôt à réinventer son business model.
Réallouez vos capitaux
Aussi psychologiquement difficile que cela paraisse au beau milieu d’une crise, quand les flux de trésorerie se tendent, c’est précisément à ce moment-là qu’il faut prendre quelques risques soigneusement étudiés. Des études montrent que les entreprises qui s’en sortent le mieux non seulement investissent davantage que leurs pairs dans les nouvelles opportunités, mais aussi évitent de s’éparpiller : elles allouent plus de 90% de leurs dépenses nettes à des activités particulièrement rentables et en croissance. Elles ont compris que toute crise offre la possibilité de se créer une nouvelle position concurrentielle.
Malheureusement, beaucoup, par défaut et par habitude, dispersent leurs investissements ou opèrent des coupes horizontales plutôt que ciblées. Selon une étude du BCG, en mai 2020, seuls 39% d’entreprises leaders avaient modifié la répartition de leurs investissements et de leurs capitaux pour se concentrer sur les nouveaux moteurs de croissance, et seule la moitié de ces entreprises avaient orienté leurs investissements sur de nouveaux business models.
Pour éviter cet écueil, évaluez vos projets d’investissement selon deux facteurs : la valeur qu’ils auront demain, en tenant compte de l’impact de l’évolution de la demande, et la somme d’argent nécessaire pour les maintenir à flot aujourd’hui, malgré une trésorerie bien souvent restreinte. Vous pouvez procéder à l’échelle de la business unit, mais mieux vaut être précis et examiner des initiatives bien spécifiques. Une fois l’exercice réalisé, vous vous rendrez probablement compte que vous allez devoir radicalement revoir l’allocation de vos ressources.
Dans la situation actuelle, les mieux placées sont les grandes entreprises prêtes à accepter un certain degré de risque. Les marchés et les institutions financières sont pour l’heure moins enclins, ou moins capables, de fournir des fonds aux petites entreprises et aux start-up. Ce sont donc les grandes entreprises bien établies, avec des flux de trésorerie solides et donc un accès facilité aux capitaux, qui sont les mieux placées pour tirer profit des opportunités générées par la transformation de la demande.
Ces grandes entreprises doivent toutefois se préparer aux risques. Plutôt que de thésauriser les capitaux et de se tourmenter pour l’avenir de telle activité ou tel secteur géographique, les dirigeants devraient entreprendre des investissements dynamiques, voire agressifs. L’incertitude exacerbée que nous vivons signifie que personne ne peut prédire précisément quelles activités seront demain les plus rentables : les entreprises doivent donc adopter une approche expérimentale et prendre des mesures pour diversifier leurs portefeuilles, en y incluant plusieurs options. Le rythme soutenu du changement implique qu’elles doivent mettre fréquemment à jour ces portefeuilles et revoir au besoin la répartition de leurs financements pour s’assurer qu’ils restent toujours équilibrés et correspondent bien à leurs priorités stratégiques à long terme.
En la matière, American Express fait figure d’exemple. Pendant la crise financière mondiale de 2008, l’entreprise s’est vue sérieusement menacée par les défauts de paiement de plus en plus nombreux, la baisse des dépenses des consommateurs et un accès limité aux capitaux. Elle a donc initié un plan de restructuration visant à rationaliser son fonctionnement et à réduire ses pertes d’exploitation et, pour lever davantage de fonds, s’est lancée dans la collecte des dépôts. Ces décisions lui ont permis de libérer ou de générer des sommes qu’elle a ensuite réinjecté dans des investissements à long terme tels que des partenariats ou des technologies : de simple fournisseur de cartes de crédit, Amex s’est réinventée en plateforme de services. Comme le fait remarquer son P-DG d’alors, Ken Chenault : « Alors même que nous coupions dans nos dépenses opérationnelles, nous avons continué à investir dans des projets de développement majeurs. » Résultat, la capitalisation boursière de l’entreprise a plus que décuplé après la crise.
Quand les temps sont durs, il est tentant de s’en remettre à ses vieilles habitudes – or c’est bien souvent dans ces moments- là que les approches nouvelles s’avèrent les plus utiles. Pour s’ajuster à la nouvelle normalité, les entreprises ne peuvent se cantonner aux contraintes de leurs anciennes sources d’information, de leurs anciens business models, de leurs anciens comportements financiers. Elles doivent au contraire repérer les anomalies et remettre en question leur façon de penser, réinventer leur business model et investir avec dynamisme – non pas seulement pour survivre à la crise, mais pour prospérer dans les temps qui suivront.
Note : Si vous souhaitez approfondir ce sujet et être accompagnés dans une première réflexion ou une démarche en cours, contactez-nous 🙂
Source : hbrfrance.fr
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