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Ils partagent leur vision.
Marc Halévy
« Je suis un chercheur pratique. Il me faut comprendre pour pouvoir bâtir, agir en conséquence, faire les choses avec sens.
J’étudie donc, tout le temps et quel plaisir ! J’expérimente. Je formalise des méthodes. Et lorsque le bon mot est prêt, lorsque la bonne formule est au point, lorsque vous êtes prêt à aller de l’avant, je fais un bout de chemin avec vous… »
Marc Halévy a fait ses études à l’école polytechnique de Bruxelles avec une spécialisation en physique nucléaire. En 1973, il devient élève d’Ilya Prigogine, prix Nobel 1977, grâce auquel il commence sa contribution au développement théorique de la physique des systèmes et processus complexes, discipline qu’il applique plus spécifiquement aux univers de la prospective, de l’économie et du management. En parallèle, il mena des études de MBA et en philosophie et histoire des religions. Après 1982, il a, par ailleurs, exercé la profession de manager de crise lors de nombreuses missions s’étalant sur plus de dix ans. Jusqu’en 1993, il a passé la majeure partie de sa vie aux USA. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages de prospective, spiritualité et philosophie.
Article de Marc Halévy
par Maran Group
« Qu’est-ce que la connaissance ? »
Et d’abord ce qu’elle n’est pas : une accumulation plus ou moins structurée de savoirs, une mémoire même immense, un musée idéel voire idéologique. Tout ce qui pourrait être figé ou statique lui est étranger.
La Connaissance est dynamique, elle est une dynamique, elle est un processus, un cheminement, une création perpétuelle. Cheminement…
Et derrière ce cheminement, un curieux et fécond rapport trialectique : le chemineau crée le chemin en cheminant. Eternelle triade…
Celle du poète romantique : amant, aimé, amour…
Celle du physicien quantique : observateur, observé, observation…
Et derrière cette triade dynamique, cette question brûlante du sens : Où va le chemineau ? Va-t-il quelque part ? Poursuit-il un but clair ou erre-t-il pour la simple et magnifique joie de l’errance ?
Pour le dire plus métaphysiquement, est-ce la Connaissance qui est au service de l’Homme ou est-ce l’Homme qui est au service de la Connaissance ? Ou encore : l’Homme est-il le but ou est-il l’outil du processus cosmique de complexification ?
Le Zarathoustra de Friedrich Nietzsche avait magistralement répondu : l’Homme est un pont, un passage vers le Surhumain, c’est-à-dire vers ce qui dépasse l’Homme et lui donne sens et justification. Et le visage de ce Surhumain pourrait bien être la Connaissance au sens le plus cosmique, le plus métaphysique, le plus initiatique de ce terme. Pour user du langage mythique, tout se passe comme si la Nature avait donné mission à l’Homme de créer le Dieu de demain, Dionysos ou Shiva, un peu comme le petit Prince demanda à Antoine de Saint-Exupéry de lui dessiner un mouton.
Mais qu’est-ce que la Connaissance ?
Question lancinante, obsessionnelle… Paradoxale, aussi, car répondre c’est connaître : la Connaissance peut-elle se connaître elle-même ? N’est-on pas là devant le mur des théorèmes de Gödel et de Shannon ?
Afin d’échapper à ce paradoxe et de souligner la nature dynamique de la Connaissance en quête et en création d’elle-même, il est temps de changer de mot-clé et de troquer le mot imparfait de « Connaissance » pour le mot plus adéquat d’ « Esprit » (précisément conforme à l’étymologie des mots « noétique » et « noosphère » utilisés ici). [ndlr : selon la pensée de Vladimir Vernadsky et Pierre Teilhard de Chardin, la Noosphère désigne la « sphère de la pensée humaine », elle est la troisième d’une succession de phases de développement de la Terre, après la géosphère (matière inanimée) et la biosphère (la vie biologique).]
La Connaissance reflète et exprime l’Esprit, l’Esprit en marche, l’Esprit en quête de lui-même, l’Esprit en création de lui-même. Mais alors, qu’est-ce que l’Esprit – car l’étiquette du flacon ne dit rien de l’ivresse du vin… ?
L’Esprit est aux cultures et aux civilisations ce que la Vie immortelle est aux organismes vivants… et mortels.
L’Esprit est le dernier en date des échelons de la Complexité. Il est la forme la plus élaborée, la plus sophistiquée de l’énergie originelle. Il est une nouvelle manière émergente d’organisation dont l’homme est le porteur et le passage, pont qu’il est entre Vie et Esprit comme le fut naguère le premier virus entre Matière et Vie.
La longue et lente démarche de complexification à l’œuvre dans l’univers, est aussi une démarche de dématérialisation : une tonne d’êtres vivants contient des milliards de fois plus d’informations qu’une tonne de charbon.
Dire qu’il y a complexification ou dire qu’il y a « densification informationnelle » – c’est-à-dire dématérialisation -, revient au même.
L’émergence de l’Esprit au-delà de la Vie s’inscrit dans cette logique. Elle reflète aussi un saut de dématérialisation : une tonne de cerveaux humains contient également des milliards de fois plus d’informations qu’une tonne de viande de bœuf.
Mais, j’y insiste, saut n’est pas rupture : l’Esprit procède indispensablement de la Vie, il la prolonge, il l’accomplit, il en émane totalement. Il serait pénible de retomber encore dans les sables mouvants de l’idéalisme platonicien ou manichéen ou chrétien : l’énergie, la matière, la vie et l’esprit sont des formes variées d’une seule et même réalité unique et unitaire (quel que soit le nom que l’on donne à cette réalité, à ce Réel qui vit « derrière les choses » : Un, Tao, Brahman, Dieu, etc., peu importe). Elles en sont des émanations, des manifestations successives et radicalement neuves, des apparences, des déguisements et des masques, de plus en plus sophistiqués, au long des canaux vénitiens du carnaval cosmique.
En dernière analyse, l’Esprit est le dernier avatar en date de cet élan créateur, unique et fondateur, qui anime l’univers depuis son origine.
Il est le dernier avatar de l’entéléchie divine et cosmique.
Et il s’accomplit par les chemins de la Connaissance créative.
Mais l’Esprit, s’il se passe – presque – de matérialité, requiert impérativement un langage pour s’y couler.
Langage de mots, de signes, de symboles, de formes, de glyphes, de chiffres, de gestes, de couleurs, de sons … peu importe : tout lui est bon – et il reste encore, j’en suis sûr, des myriades de langages à inventer.
Mais l’Esprit, sous peine d’évanescence et d’insignifiance, exige formulation, codification ou cryptage, comme on voudra.
Pour le dire clairement, l’Esprit, pour durer, pour se perpétuer, pour se transmettre, pour se construire, ne peut faire l’économie de ce vieux principe de mémoire déjà enfoui et sobrement utilisé par les particules, matières et organites primitives.
Avec l’émergence de l’Esprit, la Mémoire devient primordiale : l’Esprit, pour perdurer, doit pouvoir graver son contenu, même si le support choisi s’allège au point de paraître inexistant.
Il ne peut y avoir de Mémoire sans Langage. Il ne peut avoir d’Esprit sans Mémoire.
Qu’est-ce donc qu’un langage ?
Ce bon vieux – et toujours précieux – Lalande nous dit : « Au sens le plus général, tout système de signes pouvant servir de moyen de communication » (André Lalande – « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » – 1999).
Système de signes…
La Connaissance serait alors un vaste système dynamique intégrant de nombreux systèmes de signes et les relations multiples entre eux.
Un exemple : un simple dictionnaire usuel utilise une grosse cinquantaine de signes (les 26 lettres de l’alphabet, les 10 chiffres, et la quinzaine de signes de ponctuation ou autres) liés entre eux par deux types de relations : la relation orthographique qui juxtapose des signes pour en former un signifiant (mot, nombre, etc …) et la relation sémantique qui relie les mots entre eux, selon les règles conventionnelles de la syntaxe, pour leur donner une signification réciproque en une vaste tautologie fermée (chaque mot du dictionnaire ne peut être défini qu’avec d’autres mots du même dictionnaire). A partir de ce dictionnaire, on peut écrire tous les textes et prononcer tous les discours que l’on veut, en tissant d’autres relations entre ces mots (relations conformes ou non aux règles conventionnelles de la syntaxe). Et tous ces textes et discours peuvent à leur tour être organisés, par des relations d’ordre supérieur, en vastes ensembles que l’on pourra appeler théories, écoles, courants, idéologies, etc.
Pour chaque langage, pour chaque système de signes, l’on pourrait construire une architecture équivalente : les symboles s’organisent en rites, les rites forment des traditions, les traditions s’apparient en courants spirituels et religieux, etc., ou encore : les douze notes de la gamme de l’échelle tempérée (ou les cinq de la gamme pentatonique, ou toute autre série de sons) et les milliers de timbres instrumentaux permettent de créer une infinité de lignes mélodiques qui s’harmonisent entre elles selon les règles du contrepoint (ou d’autres règles, ou pas de règle…) pour engendrer des sonates, cantates ou symphonies qui, elles-mêmes, nourrissent des écoles ou des styles musicaux, etc.
En somme, la Connaissance est un vaste réseau d’interconnexion entre diverses architectures culturelles basées sur des systèmes de signe (des langages) divers et complémentaires.
La science associe textes, graphes géométriques et équations mathématiques ; l’herméneutique allie textes et symboles ; le lied apparie poème et ligne mélodique ; l’opéra marie théâtre et symphonie ; la chorégraphie unit mime et musique ; etc., à l’infini.
Cet immense réseau est porté par des myriades de cerveaux biologiques ou informatiques interconnectés plus ou moins lâchement entre eux par des publications, des émissions télévisuelles, des films cinématographiques, des conversations (directes ou téléphoniques), des réseaux informatiques dont Internet, etc … Voilà l’embryon de cette Noosphère en émergence.
Ce vaste et dense réseau est dynamique. Il évolue, bouge, s’enrichit ou s’appauvrit, se structure ou se déconstruit, il est vivant, poussé, comme tout système complexe, par le désir de s’accomplir en plénitude ; on peut dire métaphoriquement qu’il est vivifié par l’Esprit.
L’Esprit symbolise donc cette force de vie, cet élan vital qui anime la Noosphère.
On peut alors décrire la Noétique comme l’étude de la Noosphère, l’étude de la Connaissance en tant que système complexe organisé, évolutif et dynamique. Ou encore comme l’étude de l’Esprit, ce qui est conforme à l’étymologie.
Notons au passage qu’il est impérieux de soigneusement distinguer la Noétique de cette belle branche de la philosophie qu’est l’épistémologie puisque celle-ci ne se penche que sur la valeur de vérité des savoirs et des méthodes cognitives. La Noétique va infiniment au-delà.
Dès lors qu’est posée l’idée que la Connaissance relie entre eux des éléments culturels de sources et de natures extrêmement variées, il devient impérieux – et passionnant – de se pencher sur la nature et la structure de ces relations.
Relations simples et rigoureuses, mais pauvres et fermées, comme la relation logique, la relation de cause à effet ou la relation hiérarchique…
Relations complexes et multivoques, mais riches et ouvertes, comme la relation analogique, la relation métaphorique ou la relation symbolique…
Le lieu n’est pas ici où développer ce passionnant chapitre noétique encore en ses balbutiements. Qu’il me soit seulement permis de souligner que la civilisation occidentale, jusqu’au vingtième siècle, n’a fait intensivement usage que des relations simples (logique, hiérarchie, causalité) naturellement préférées par ce cerveau gauche qu’elle a toujours hypertrophié.
L’âge noétique voit réhabilitées les autres formes relationnelles (notamment celles propres au cerveau droit comme la métaphore qui se révèle extrêmement puissante, même en sciences « dures »). Cette évolution salutaire enrichit considérablement le champ ouvert à la pensée et à l’Esprit qui, sinon, viendraient à s’assécher et à se momifier dans les carcans inféconds de la vieille culture rationaliste.
Cet âge émergeant décloisonne, peu à peu, ce que la Renaissance avait emmuré en d’étanches (et d’étranges …) catégories : la science redécouvre la philosophie, l’esthétique et la poésie. La philosophie et la symbolique renouent avec les nombres et les graphes. Depuis plus d’un siècle, les arts se sont affranchis des règles rigides du classicisme et expérimentent de nouveaux espaces, de nouvelles matières, de nouvelles structures (voire de nouveaux langages de base). Etc.
L’Esprit se libère des « savoirs » !
L’âge noétique qui commence, est peut-être avant tout cela : l’âge de la libération de l’Esprit.
De son envol. De son essor. De son épanouissement dans l’infinité des espaces infinis de l’immatériel et du culturel.
La technologie permet à l’Homme – s’il le veut bien, ce qui est loin d’être le cas pour tous, nous l’esquisserons au paragraphe suivant – de s’affranchir de beaucoup des contraintes matérielles de la survie immédiate.
Elle lui libère du temps. Elle lui livre, à faible coût, l’accès à d’immenses réservoirs de savoirs et de langages.
Mais l’homme est-il capable, est-il prêt d’assumer sa mission noétique ?
(Extrait de l’article paru sur www.noetique.eu, par Marc Halévy)
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