Une zone pour la production du langage, une pour la mémoire, une pour les émotions… Cette conception, héritée du 19e siècle, est aujourd’hui caduque…
Parmi les conceptions erronées mais pourtant tenaces au sujet de notre cerveau, figure celle développée il y a plus de 150 ans à la suite des travaux de Paul Broca. Ce dernier, en 1861, avait étudié longuement les graves troubles du langage d’un de ses patients, et constaté, lors de l’autopsie, une lésion importante dans la partie postérieure du lobe frontal gauche : il en avait déduit, logiquement, que cette région devait être l’aire de la production du langage. Carl Wernicke alla dans le même sens quelques années plus tard en annonçant la découverte d’une aire de compréhension des mots, cette fois dans la partie supérieure du lobe temporal. Cependant, depuis plusieurs années déjà, la contribution de l’aire de Broca au langage est remise en question. Certains travaux montrent par exemple que l’aire de Broca devient silencieuse au moment où l’on produit les sons associés à un mot : elle serait plutôt impliquée dans l’intégration et la coordination d’informations en provenance de diverses autres régions du cerveau. Il est probable que l’aire de Broca s’active lorsqu’on se prépare à parler, et non quand on prononce les mots comme on le pensait auparavant.
L’erreur de Broca
Par ailleurs, certains patients peuvent très bien parler… sans aire de Broca ! Dans son livre L’Erreur de Broca (1), le neurochirurgien Hugues Duffau remet en question bon nombre d’idées reçues sur le cerveau : il raconte notamment comment l’ablation de la fameuse aire de Broca, afin d’éliminer une tumeur, n’a engendré aucune séquelle langagière chez 150 de ses patients, le cerveau ayant réorganisé ses connexions neuronales au fil du développement tumoral. Telle est la plasticité du cerveau, capable de se réparer lui-même. H. Duffau estime que le « localisationnisme », inventé par la phrénologie (2) et corroboré par P. Broca, est invalidé : pour lui, en aucun cas une région ou une zone du cerveau ne correspond à une fonction.
De telles observations plaident pour un modèle « connexionniste », avec un réseau neuronal complexe. Une conception soutenue par des ouvrages comme After Phrenology (3) de Michael Anderson, où l’auteur rapporte une méta-analyse sur l’aire de Broca qui montre que cette région est plus souvent activée par des tâches non langagières que par des tâches reliées au langage… Et cela semble le cas pour la plupart des régions du cerveau : même de très petites zones sont souvent activées par de multiples tâches très variées. Le cerveau fonctionne dans une sorte de coopération fonctionnelle entre différentes régions, plutôt qu’en activant certaines régions uniques qui seraient dédiées à certaines tâches spécifiques.
Les connexions de la mémoire
Illustrons cela par l’exemple de la mémoire. La formation et la récupération de souvenirs s’accompagnent d’une modification des synapses (4) : ce sont des relations spécifiques entre neurones qui façonnent les souvenirs, et non des molécules ou des neurones de la mémoire. Par ailleurs, lorsque deux neurones ou deux systèmes de neurones sont activés simultanément et à plusieurs reprises, l’activation de l’un favorise l’activation de l’autre. Ce mécanisme de neurones activés par l’évocation d’un même souvenir est essentiel dans l’acquisition de la mémoire. De même, chaque nouvelle perception ajoute des connexions à un réseau où sont déjà ancrées les perceptions précédentes. Chaque neurone ou groupe de neurones peut donc appartenir à plusieurs réseaux et, par conséquent, à plusieurs souvenirs. Ainsi, la conception de la mémoire a considérablement évolué en quelques années : on est passé de structures cérébrales limitées, dédiées à des mémoires particulières, à des systèmes de neurones, tous doués de mémoire.
Un autre exemple est celui de la conscience. Peut-on localiser la conscience ? Le neuroscientifique Lionel Naccache estime qu’il n’existe pas de localisation précise de la conscience, mais un chemin d’activité cérébrale qui va de l’arrière à l’avant du crâne, puis de l’avant vers l’arrière.
Et les émotions ? Depuis plus d’un siècle, on cherche les structures cérébrales qui en seraient responsables. La théorie du cerveau triunique (5) de P. MacLean était une candidate sérieuse, mais elle est aujourd’hui dépassée. On pourrait ainsi multiplier les exemples, mais la conclusion serait toujours la même : on peut, comme le suggère L. Naccache, localiser un chemin d’activation, sans pour autant pouvoir localiser précisément une fonction dans le cerveau. Les fonctions cérébrales ne sont pas localisées dans telle ou telle région spécialisée, mais résultent de la mise en réseau de plusieurs épicentres actifs disséminés en divers points de la surface de notre cortex.
Ces épicentres sont reliés entre eux par des faisceaux de fibres blanches situées plus en profondeur et rassemblant les axones (6) des neurones. Notre cerveau est donc traversé par une multitude de réseaux parallèles, capables de fonctionner simultanément mais connectés entre eux en certains points névralgiques, multimodaux, et combinant leurs capacités lorsqu’il s’agit d’exécuter des fonctions plus complexes.
Plasticité du cerveau : trois niveaux
• La plasticité synaptique. La zone de contact entre deux neurones change au fil du temps : elle naît, se renforce, s’affaiblit, meurt. Cette plasticité synaptique contribue à l’apprentissage tout au long de la vie.
• La plasticité neuronale. La plasticité neuronale (ou « neurogenèse ») représente un vrai « big bang » au stade fœtal. Puis les neurones migrent, s’arborisent, se spécialisent, tissent leur réseau synaptique et s’enduisent d’une couche de myéline pour communiquer rapidement.
• La plasticité des aires cérébrales. On a découvert qu’en cas de tumeur, par exemple, des fonctions peuvent se déplacer au sein du cerveau. L’imagerie permet aussi de voir plusieurs petites zones s’activer simultanément, en réseau, lors d’une tâche. Ces découvertes ont conduit à l’abandon d’un modèle « localisationniste », au profit d’un modèle « connexionniste ». On ne parle plus de « zones cérébrales », mais de « faisceaux ».
Source : Sébastien Montel, professeur de psychopathologie et neuropsychologie à l’université Paris-VIII, il a entre autres publié 11 grandes notions de neuropsychologie clinique, Dunod, 2016.
NOTES
- Hugues Duffeau : L’Erreur de Broca. Exploration d’un cerveau éveillé, Michel Lafon, 2016.
- Phrénologie : Théorie développée par le médecin viennois Franz Josef Gall au début du 19e siècle, puis par ses disciples, affirmant que les bosses sur notre crâne correspondaient à des traits de personnalités plus ou moins développés. L’exemple le plus célèbre est celui de la « bosse des maths »…
- Michael Anderson : After Phrenology. Neural reuse and the interactive brain, The Mit Press, 2014.
- Synapse : Zone de contact entre deux neurones où le message électrique reçu par l’un déclenche une réaction chimique à destination de l’autre.
- Cerveau triunique : Cette théorie de Paul MacLean postulait que notre cerveau était divisé en trois structures majeures et indépendantes : cerveau reptilien assurant les fonctions organiques vitales, cerveau limbique sous-tendant nos émotions et néocortex voué aux fonctions intellectuelles et apanage des humains.
- Axone : Prolongement d’un neurone qui assure la propagation d’une information électrique à ses voisins, ou à d’autres cellules, musculaires ou sensorielles par exemple.
Nous savons aujourd’hui que la production du langage est une fonction qui fait appel à un réseau plutôt qu’à une zone unique (de Broca). Nous tenons cette connaissance grâce aux sciences et technologies modernes, notamment l’ Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf).
Erreur de Broca? Pas si sûr. La découverte de la zone qui porte le nom de Broca se rapporte, il ne faut pas l’oublier, au XIXe siècle où il n’y avait aucun moyen d’imagerie et encore moins l’imagerie fonctionnelle. En relativisant, on peut dire que si au XXIe siècle la zone de Broca parait être une erreur, elle fut pour le XIXe siècle, une grande découverte scientifique.
Cela rappelle en physique le modèle de l’atome développé par JJ. Thomson et E. Rutherford au début XXe siècle. Si aujourd’hui cette théorie parait erronée, il n’en demeure pas moins que c’est grâce à ce modèle primitif, et à la correction de ses multiples failles que l’on est arrivé à la description que l’on en donne aujourd’hui.