« Le système managérial est en crise »
Interview de Blanche Segrestin du 08 février 2018
Par L'Usine Nouvelle
Y a-t-il deux visions de l’entreprise qui s’affrontent aujourd’hui : celle des shareholders (les actionnaires) et celle des stakeholders (les parties prenantes) ?
On constate surtout une absence de vision de l’entreprise. Celle-ci est assimilée à un nœud de contrats entre agents et principalement entre les actionnaires et les mandataires sociaux. Les conseils surveillent les dirigeants et la rémunération de ces derniers est indexée sur le cours de Bourse pour aligner les intérêts. C’est une « grande déformation » de l’entreprise, car on ne parle plus de projet, de collectif de travail, mais on se centre sur la relation avec l’actionnaire et des objectifs de court terme.
La crise de 2008 a-t-elle été le révélateur de cette absence de vision ?
À partir des années 2000, les grandes entreprises américaines dans des secteurs comme la pharmacie et les microprocesseurs ont consacré plus d’argent à racheter leurs propres actions qu’à investir dans la R&D. Pourtant, une entreprise comme Intel, par exemple, joue son avenir sur sa capacité d’innovation. Moins qu’une crise de la finance, c’est là une crise du système managérial lui-même. Comment se fait-il qu’un dirigeant joue contre l’intérêt à long terme de son entreprise ?
Le grand public a surtout retenu que les dirigeants qui avaient fauté se lavaient de leur responsabilité…
Oui, il y a eu une forme de divorce. Longtemps on a cru que « ce qui était bon pour General Motors était bon pour l’Amérique ». La formule a vécu. Le public se dit que tout est bon pour une recherche lucrative à court terme. Mais ça, c’est l’entreprise déformée, réduite à un jeu de sociétés anonymes. Le droit n’a pas protégé les entreprises qui pouvaient être créatrices d’intérêt général ou tout au moins collectif.
Est-ce un problème de définition juridique de l’entreprise ?
C’est au départ un problème de théorie. Mais derrière, il y a une question de droit. Le mandataire social existe en droit du commerce, l’employeur en droit du travail, mais il y a un vide théorique et juridique sur le chef d’entreprise. Cette fonction apparaît entre 1880 et 1910 lorsque le rapport au changement technique se bouleverse. L’entreprise ne se résume plus à réunir des moyens de production et les exploiter sur un marché, mais elle rassemble des ressources pour développer de nouveaux métiers. Chez Edison et AT & T, on met de la science dans les entreprises, on crée des bureaux d’études. L’organisation – et en l’occurrence le chef d’entreprise – met en place une démarche collective pour une action dans l’inconnu.
Comment passe-t-on de la théorie au droit puisque c’est l’objet de la mission confiée par le gouvernement à Nicole Notat et Jean-Dominique Senard ?
Le droit a laissé la porte ouverte à des codes de gouvernance qui gèrent la société au nom et dans l’intérêt seul des actionnaires. Or l’entreprise est bien autre chose que la société. Elle mobilise des ressources variées, du capital, mais aussi des compétences. Les salariés ne donnent pas seulement des heures contre un salaire, mais engagent leur potentiel dans un projet. Avec Armand Hatchuel, nous avons beaucoup travaillé sur une forme née aux États-Unis avec les flexible purpose corporations. Nous l’appelons entreprise à mission. C’est une société anonyme classique qui intègre dans son statut une mission d’ordre sociale, environnementale ou scientifique. Cela donne une base au projet et une latitude au dirigeant. Les orientations stratégiques ne peuvent être contingentes au souhait des actionnaires. Elles deviennent opposables.
Avez-vous des cas intéressants ?
Oui, je pense à l’entreprise allemande d’optique Carl Zeiss, exemplaire en matière d’innovation. Le professeur Ernst Abbe, constatant des dissensions entre les héritiers, a inscrit le projet de « participer au progrès de l’optique de pointe » dans la constitution de l’entreprise. Depuis, l’entreprise le décline. En France, nous avons aussi le cas de Nutriset, une entreprise rouennaise qui développe des produits innovants contre la malnutrition. Ou encore la Camif, reprise par Emery Jacquillat…
Cette vision de l’entreprise peut-elle avoir un impact sur le partage de la valeur ?
Elle en découle. Et ne concerne pas que le partage des profits. Chez Carl Zeiss, l’un des effets de cette mission sur l’innovation, c’est la formation permanente des collaborateurs. Le partage joue aussi pendant les périodes de crises avec une réflexion sur la solidarité. Typiquement, en 2008-2009, en Allemagne, plutôt que des licenciements, on a choisi des baisses collectives de salaires avec en contrepartie une distribution d’actions gratuites. Si le sacrifice permet de renouer avec les bénéfices, chacun en profite à terme. Cela implique au-delà une codétermination au sein de l’entreprise.
Le patronat français semble rétif à cette idée…
Oui, parce qu’on a parlé de cogestion. Or il ne s’agit pas d’administrer et de tout décider ensemble. C’est le rôle du management. Mais les salariés comme les actionnaires sont deux parties engagées légitimes à choisir leur équipe dirigeante. D’ailleurs en Allemagne, les salariés participent à des conseils de surveillance, pas des conseils d’administration. De même, certains actionnaires qui ne s’engagent pas sur la durée peuvent devenir illégitimes. La loi Florange, qui donne des droits de vote double aux actionnaires de long terme, est à ce titre intéressante.
Pourquoi le gouvernement engage-t-il une réflexion sur le rôle de l’entreprise aujourd’hui ?
Pour répondre à une forme de déliquescence d’entreprises réduites à un réseau de sociétés juridiquement optimisées et sans cohésion. Il y a aussi une crise de confiance, comme l’illustrent des affaires comme le dieselgate. Les multinationales ont une puissance inédite à l’échelle de l’histoire économique et peuvent poursuivre un intérêt strictement privé. En même temps, c’est aussi d’elles que peuvent venir les réponses aux défis de la planète. À l’étranger, on constate l’émergence de statuts plus ou moins engageants et opposables. Le modèle le plus répandu consiste à faire évaluer l’impact de son activité sur des standards ESG, c’est le cas de la benefit corporation en Californie. L’autre voie, c’est définir une promesse et dire comment et qui va évaluer cet engagement. Pour la France et l’Europe, ce serait l’occasion de se différencier en associant vraiment les parties prenantes. L’entreprise n’est pas seulement gérée en vue de partager les bénéfices et les pertes des associés, mais en cohérence avec le projet. Et plutôt que de l’intérêt de tous, parler d’équilibre entre les parties engagées. Cela restaurerait des critères de contrôle.
Prêts à développer une stratégie de Croissance Servicielle ?
Êtes-vous prêts à donner un nouvel élan à votre entreprise, à travers une approche orientée Services, une relation clients singulière et fidélisante, un modèle économique disruptif et en phase avec votre politique RSE, une politique managériale adaptée à toutes les générations, une performance commerciale revisitée et durable, et/ou des coopérations clients-fournisseurs-partenaires inédites et à forte valeur ajoutée ?
Chez Service&Sens, nous sommes là pour vous guider dans le développement de votre stratégie de croissance sur mesure, en transformant chacun de vos défis en opportunités concrètes, portées par vos équipes.
Abonnez-vous à Transform'Action News, notre newsletter incontournable !
En vous abonnant, vous aurez un accès privilégié à un monde d'avantages. Tous les deux mois, nous vous partagerons des contenus exclusifs, des analyses prospectives, des actualités de l'industrie, des conseils d'experts et bien plus encore.
Rejoignez notre communauté dynamique et enrichissante dès maintenant en vous abonnant à notre newsletter.
C'est rapide, facile et gratuit. Et souvenez-vous, l'information est le pouvoir.
D'autres articles sur le même sujet
1/12/2024
Leader ou Manager : Décryptage d’une dualité essentielle
Dans le monde professionnel, les termes « leader » et « manager » sont souvent utilisés de manière interchangeable, mais ils recouvrent des réalités bien distinctes. À une époque où le leadership est omniprésent dans le discours entrepreneurial et où beaucoup se retrouvent managers malgré eux, il est crucial de mieux comprendre ces deux rôles.
9/1/2024
Le travail n'est pas une torture
Nous entendons depuis de nombreuses années que l'origine du mot "travail" vient du latin "tripalium", qui désigne un instrument de torture… La persistance dans l'imaginaire collectif est très forte, et sert souvent à expliquer en quoi le travail peut être toxique. Mariette Darrigrand est sémiologue, spécialiste du langage médiatique. Dans son livre "L'atelier du tripalium : Non, travail ne vient pas de souffrance" (Edition Des Équateurs - Collection Mots contre maux), elle nous offre un regard différent sur l'origine du travail.
1/1/2024
Les croyances managériales ont la vie dure
Chaque manager rencontre quelques difficultés dans l'exercice de ses missions. Qu'elles proviennent de sa formation initiale ou de conseils reçus au fil du temps, le manager pioche sans forcément s'en rendre compte dans une palette de "croyances erronées" pour ajuster ses comportements. Il est important d'en prendre conscience et de les corriger, pour se créer de meilleurs réflexes, notamment face aux générations plus jeunes.