« Il faut des règles, mais un minimum »

Interview de Christian Morel du 14/06/2018
Par L'Usine Nouvelle
Le sociologue Christian Morel revient sur les décisions absurdes dans un troisième tome. Il y explique pourquoi la prolifération de règles et l’incompréhension sont source de décisions contre-productives.
L'Usine Nouvelle - Vous publiez aux éditions Gallimard le troisième tome des décisions absurdes. La bêtise est-elle à ce point insondable ?
Christian Morel - Lors de la présentation du deuxième tome, je me suis rendu compte lors de conférences et de rencontres que je n’avais pas assez traité certains sujets, qui donnent le sous-titre de ce troisième opus : l’enfer des règles et les pièges relationnels. Ceci rappelé, pour moi, une décision n’est pas ponctuelle, elle dure, elle s’inscrit dans le temps. C’est un continuum.
Est-ce lors de votre carrière chez Renault que le sociologue que vous êtes a observé les décisions absurdes ?
Tout en étant cadre RH chez Renault, j’ai continué à faire de la recherche. J’ai observé des situations absurdes évidemment, j’en analyse certaines dans le livre. Ça me faisait enrager, j’ai donc voulu les expliquer. C’est un sujet qui me passionne, et pour me plonger dans la rédaction d’un livre, j’ai besoin d’être passionné.
Comme l’impôt, à vous lire, on a l’impression que « trop de règles tue la règle ». Mais pourquoi des gens intelligents les multiplient-elles ?
À un moment, la règle devient contre-productive. L’esprit humain n’arrive pas à accepter que le monde soit fondamentalement indéterminé. L’idée prévaut que si l’on est intelligent et que l’on élabore les bonnes règles, on empêchera les événements non souhaités de se réaliser. L’étape suivante est de croire que s’il a eu lieu, c’est parce qu’on n’avait pas pris les bonnes mesures. Alors on empile, on accumule des règles jusqu’à l’absurde. L’exemple de l’aéronautique est à cet égard éclairant : aux règles des constructeurs se sont ajoutées celles des compagnies aériennes créant de la complexité et parfois des incohérences. D’ailleurs, les compagnies aériennes reviennent en arrière. Mieux vaudrait accepter l’imprévu et apprendre à le gérer. Cela veut dire qu’il faut des règles, mais un minimum. Ensuite, c’est la compétence de l’acteur – une compétence fine et étendue –, sa capacité à coopérer de façon fiable qui fera la différence.
Une blague dit : « Je voudrais vivre en théorie, parce que tout s’y passe bien. » N’est-ce pas la même chose avec les règles, qui s’éloignent peu à peu du monde réel ?
Il y a, en effet, un placage des règles sur la réalité d’un monde idéal où tout doit se passer comme l’a imaginé le concepteur. À cet égard, après les terribles attentats de Nice, lors de son débrief, le colonel des pompiers a eu cette parole essentielle que tout le monde devrait avoir en tête : « Attendez-vous à être surpris. » Au début de mon livre, je raconte l’histoire de la règle erronée qui prévalait pour le décrochage aérien. Pendant mon enquête, je demandai systématiquement quelle était la motivation de cette règle aux professionnels que je rencontrai. J’ai recueilli des réponses différentes. Chaque fois qu’on ne sait plus donner les raisons d’être d’une règle, on peut être sûr qu’il y a un loup. Je préconise qu’il y ait moins de règles, mais que l’acteur sache les comprendre et les expliquer. Il sera plus à même de réagir en cas de difficultés.
Vous expliquez justement que les règles sont là parce que le travail est plus mobile. Pouvez-vous expliciter ce lien ?
Sur la mobilité des hommes et des femmes, une organisation à l’avoir expérimenté à grande échelle c’est l’armée américaine au Vietnam. Elle gérait les hommes comme des pièces détachées, sans se soucier de créer un esprit de corps. C’est la même chose dans les entreprises : quand je travaillais chez Renault, on essayait de limiter la rotation. Mais il y a néanmoins une forte mobilité du personnel. Plutôt que de multiplier les règles, il faudrait parfois réfléchir en amont, remonter la source.
Vous semblez dire aux entreprises et à leurs représentants qui s’en prennent souvent aux règles venues de l’État, qu’elles aussi produisent des règles.
C’est la grande critique que je ferai à la sociologie des règles. On ne s’est intéressé qu’aux lois et aux règlements, en oubliant complètement le rôle joué par les règles endogènes, produites par les entreprises pour les entreprises. Regardez tout ce qui se passe avec les processus de certification et d’audit. Aujourd’hui, des départements entiers travaillent à recueillir des données, des indicateurs pour obtenir « la » certification. Aux États-Unis, que l’on présente comme le pays ultralibéral, dans les entreprises, les armoires sont pleines de procédures de toutes sortes pour tout faire ou ne pas faire. Récemment, un patron m’a dit : « On a un audit par semaine. » Regardez ce qui se passe dans les hôpitaux : on réduit le personnel soignant, mais on a tout le monde qu’il faut pour réaliser les certifications. C’est absurde. On finit par avoir plus de ressources pour certifier que pour faire.
Votre livre parle aussi longuement du problème de la communication et de la compréhension mutuelle. La pratique du « charabia managérial » est-elle une source de décisions absurdes ?
J’ai assisté à un exercice de crise nucléaire. Il y avait des incompréhensions totales entre les experts et les représentants de la préfecture. Ils ne parlaient pas la même langue. Plus grave, les experts n’avaient pas conscience que ce qu’ils disaient pouvait ne pas être compris par des non-experts. Dans mon livre, je parle de la fusion ratée entre Renault et Volvo. Le mauvais niveau des Français en anglais est l’une des causes de cet échec. Ne pas pouvoir parler, c’est ne pas pouvoir créer de convivialité entre les gens, pouvoir avoir ces discussions informelles et superficielles, essentielles pour créer du lien, pour trouver une personne sympathique, lui faire confiance, ce qu’on appelle le small talk en anglais. Après, il y avait des erreurs de concept, on utilisait les mots « consultation » ou « ingénieurs », mais on ne désignait pas la même chose. Idem pour la tragédie du Concordia, une véritable tour de Babel flottante. On ne peut pas travailler ensemble sans se mettre d’accord sur un code.
Un moyen de lutter contre les décisions absurdes serait le recrutement ?
L’US Navy, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, considère que le recrutement est essentiel. Il faut trouver des gens compétents techniquement et humainement. Un amiral de l’US Navy donnait ainsi beaucoup de liberté à ses équipes. S’il le faisait, expliquait-il, c’est parce qu’il avait mis en place des processus de recrutement très sévères. Il savait qu’il avait engagé les bonnes personnes et qu’il pouvait leur faire confiance. De ce fait, il n’avait pas besoin de multiplier les règles !
Prêts à développer une stratégie de Croissance Servicielle ?
Êtes-vous prêts à donner un nouvel élan à votre entreprise, à travers une approche orientée Services, une relation clients singulière et fidélisante, un modèle économique disruptif et en phase avec votre politique RSE, une politique managériale adaptée à toutes les générations, une performance commerciale revisitée et durable, et/ou des coopérations clients-fournisseurs-partenaires inédites et à forte valeur ajoutée ?
Chez Service&Sens, nous sommes là pour vous guider dans le développement de votre stratégie de croissance sur mesure, en transformant chacun de vos défis en opportunités concrètes, portées par vos équipes.
Abonnez-vous à Transform'Action News, notre newsletter incontournable !
En vous abonnant, vous aurez un accès privilégié à un monde d'avantages. Tous les deux mois, nous vous partagerons des contenus exclusifs, des analyses prospectives, des actualités de l'industrie, des conseils d'experts et bien plus encore.
Rejoignez notre communauté dynamique et enrichissante dès maintenant en vous abonnant à notre newsletter.
C'est rapide, facile et gratuit. Et souvenez-vous, l'information est le pouvoir.
D'autres articles sur le même sujet

20/4/2025
L'impact des biais cognitifs dans le recrutement
"Quand on parle d’erreurs de recrutement, on pense souvent à ceux qu’on a recrutés et qu’on n’aurait pas dû. Mais on oublie ceux qu’on n’a pas recrutés et qui auraient été une bonne ressource", selon Marie-Sophie Zambeaux. Dans son ouvrage "Recrutement sous influence : libérez-vous des biais cognitifs", Marie-Sophie Zambeaux, auteure et conférencière spécialisée en recrutement et marque employeur, explore les 20 biais cognitifs les plus néfastes dans les processus de recrutement et propose des conseils pratiques pour lutter contre ces filtres mentaux inconscients.

15/4/2025
Le management à la française doit se dé-verticaliser
En matière de pratiques managériales, la France souffre de la comparaison avec ses voisins européens. C’est ce qui ressort d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) rendu public en mars. A partir d'une analyse d’études et de nombreux entretiens réalisés auprès d’entreprises, partenaires sociaux et experts, l’organisme, dont l'une des missions est le conseil aux pouvoirs publics, rapporte que la France se trouve «dans une position peu flatteuse» par rapport aux pays où les auteurs de son étude se sont déplacés, l’Allemagne, l’Italie, la Suède et l’Irlande.

10/4/2025
Le leader du futur sera-t-il autoritaire ?
La bienveillance, le respect et l’écoute en matière de leadership sont pourtant encouragés depuis de nombreuses années dans les organisations. Ces caractéristiques sont souvent présentées comme les qualités indispensables du leader moderne et performant. Comment expliquer dès lors le retour d’un leadership autocratique généralement associé à des temps révolus ?Ce renouveau marque-t-il la fin des leaders bienveillants et le début d’une nouvelle ère en matière de management ? Ou illustre-t-il un phénomène ponctuel lié à un contexte spécifique ?